ALAIN ASPECT, directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique d’Orsay – Institut d’Optique/CNRS/Université Paris Sud 11) et professeur à l’École Polytechnique, membre de l’Académie des sciences et de celle des technologies, a reçu en 2005 la médaille d’or du CNRS pour ses recherches dans le domaine de l’optique quantique et de la physique atomique.

L’US : posé en 1935, le problème EPR est resté en jachère jusqu’aux travaux de Bell en 1964. Il interroge
pourtant la théorie quantique : sa formulation courante était-elle complète, comme le pensait Bohr, ou devait-elle s’enrichir de variables supplémentaires, jusque-là cachées, comme l’envisageait Einstein ?

Alain Aspect : C’était l’enjeu présenté par Einstein, mais resté sans plus d’écho pendant 30 ans.
D’abord il n’a pas de conséquences opératoires car personne ne conteste le formalisme : les calculs qui en découlent sont (très) fiables. Ensuite, la physique quantique se révèle extraordinairement fructueuse : elle a permis d’expliquer la stabilité des atomes (1) (et des ions), la liaison chimique, toutes les propriétés thermiques et électriques des solides, la conductivité des métaux et semi-conducteurs. Sans oublier quelques phénomènes plus exotiques comme la supraconductivité, la superfluidité. Ne parlons même pas d’effet tunnel.
Arrive Bell dont la grande découverte est que la position d’Einstein, quoiqu’il en pensât, n’est pas pleinement compatible avec le formalisme quantique : à un moment apparaît un conflit entre
l’interprétation courante (« de Copenhague ») et celle à variable(s) cachée(s). Sauf que cette différence d’interprétation porte carrément sur une conception du Monde.
Le théorème de Bell s’applique non seulement à des modèles à variable(s) cachée(s) locales(s)
mais aussi à toute une classe de théories basée sur la causalité relativiste (2), qui permet de considérer séparément certaines parties d’un système ; chacune possède alors des propriétés dont la « somme » épuise toutes les propriétés du système ainsi constitué.

Toute mesure sur l’un ne peut dépendre que de ses propriétés et non de ce qui est fait sur l’autre : on peut parler de localité et de réalité physique autonome, qui me semblent d’ailleurs liées.
Dans notre cas, on peut envisager, dans un état intriqué, un système dont les deux sous-systèmes
sont séparés au sens de la causalité relativiste, et qui pourtant semblent « rester en contact » si
on en croît les calculs quantiques.
En fin de compte, l’expérience a tranché en faveur de la théorie quantique (courante) : un tel système manifeste des propriétés non réductrices à celles de ses parties.

L’US : Quelles sont les applications des développements de cette physique ?

A. A. : La discipline nouvelle que l’on appelle « information quantique » et qui comporte aujourd’hui deux branches. C’est d’abord la cryptographie quantique, qui fait reposer la sécurité des communications sur les lois de base de la physique quantique.
Et puis il y a le fameux ordinateur quantique, loin d’être démontré expérimentalement (à la différence de la cryptographie quantique) mais qui ouvre des perspectives fascinantes.
Le point de départ est simple : lorsqu’on réalise qu’il y a, dans un état intriqué, plus d’information que dans la somme des propriétés des sous-systèmes, on se demande si l’on ne pourrait pas utiliser ce surplus d’information.
Pour une propriété qui ne peut valoir que 0 ou 1, sur 1 particule on peut parler de q-bit (bit quantique) qui se comporte comme une combinaison linéaire des 2 valeurs. Avec 2 particules, l’état intriqué est la superposition de 4 états de base. On arrive rapidement à une quantité phénoménale d’informations puisque, avec 50 particules, l’état intriqué ferait intervenir plus de 1 million de milliards d’états de base. Si l’on arrivait à maîtriser un tel système, le parallélisme massif permettrait d’effectuer des millions de milliards d’opérations en même temps.

L’US : Mais comment utiliser un tel système et quels sont les risques d’erreur ?

A. A. : Il n’existe pas d’algorithmique systématique mais des exemples, tel la décomposition en facteurs premiers ; Shor a montré, en 1994, que le traitement quantique permet d’envisager un algorithme spécifique qui fait que le temps de calcul devient une fonction polynomiale de la taille du nombre à
factoriser, au lieu d’ exponentielle avec un algorithme classique : le gain est phénoménal.
De plus, il a été montré que les erreurs inévitables qui se produiront nécessairement dans un système réel peuvent être corrigées, comme c’est le cas dans les ordinateurs classiques. Mais le prix à payer est une augmentation considérable du nombre de bits intriqués nécessaires : il faut envisager de travailler sur 100 000 q-bits, alors qu’actuellement on ne sait pas intriquer plus de 8 particules…

Propos recueillis par Sylvie Nony et Gérard Hatab

(1) À cause des mouvements respectifs de ses charges, positive (du noyau) et négative(s) (d’électron(s)), dont l’attraction l’emporte sur la répulsion, l’atome devrait rayonner de l’énergie et s’effondrer sur lui-même rapidement. Seul l’aspect ondulatoire (inhérent à la quantique) permet d’envisager une limite.

(2) Toute interaction susceptible d’établir une relation de cause à effet ne peut être transmise à une vitesse supérieure à la limite relativiste, c, égale à 300 000 km, incarnée par la lumière dans le vide.

Alain Aspect est né en 1947 à Agen, dans le Lot-et-Garonne. Maître-assistant à l’ENS de Cachan de 1974 à 1985, il mène à l’Institut d’optique d’Orsay des recherches sur des paires intriquées de photons. En démontrant la violation des inégalités de Bell (voir ci-contre), il tranche le débat EPR entre Bohr et Einstein sur la complétude de la mécanique quantique. Au passage, il a développé, avec Philippe Grangier, la première « source de photons uniques », émettant, à des instants identifiés, des photons séparés.
Ses travaux sont utilisés dans les recherches actuelles sur la transmission sécurisée de l’information cryptographie quantique) et sur le traitement quantique de l’information (processeur quantique).
De 1985 à 1992, sous-directeur de la chaire de physique atomique et moléculaire du Collège de France, il participe, au laboratoire Kastler-Brossel (ENS Paris/CNRS/Université Paris VI), aux recherches du groupe de Claude Cohen-Tannoudji sur le refroidissement d’atomes par laser.
Nommé directeur de recherche au CNRS en 1992, Alain Aspect fonde à l’Institut d’Optique d’Orsay le groupe d’optique atomique, dont les premiers travaux ont porté sur les miroirs atomiques. Ces travaux
permettent d’envisager des interféromètres atomiques, qui amélioreraient les mesures de la gravitation, utiles aussi bien pour l’exploration du sous-sol que pour tester la relativité générale, ou être la base de
nouveaux systèmes de navigation inertielle.
Bien que sa recherche soit de caractère fondamental, Alain Aspect est un chaud partisan du
dialogue entre recherche amont et recherche appliquée. Il ne ménage pas non plus ses efforts
dans le domaine de la vulgarisation de la science, que ce soit en donnant des conférences ou par ses
contributions à des ouvrages destinés au public non spécialisé (voir bibliographie).

BIBLIOGRAPHIE
Vous ne vanteriez pas de n’avoir pas lu Beaudelaire… Alors pourquoi vous priver de tout un
pan de la culture contemporaine ?
La Mécanique quantique, ça se lit aussi !
Bibliographie pour le débutant
• Demain, la physique, ouvr. coll.,Odile Jacob, 2004 (chap. 5 : A. Aspect)
• Quantique (rudiments) Jean-Marc Lévy-Leblond et F. Balibar, Inter-éditions, 1983.
• Initiation à la physique quantique, Valério Scarani, Vuibert 2004.
• Le monde quantique, sous la direction de S. Deligeorges, Seuil, 1985 (p. 129 à 139 : A. Aspect).
Bibliographie pour le lecteur averti

  • Olivier Darrigol,From c-numbers to q-numbers : The Classical Analogy in the History of Quantum Theory, ouvrage entièrement en ligne http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft4t1nb2gv/
    • Einstein aujourd’hui, ouvr. Coll., EDP, 2005 (chap. 1 à 4, dont chap. 2 : A. Aspect).

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