Source image : Le livre scolaire
Au cycle 3, l’élève devrait étudier la lecture documentaire en cours de français d’une part pour en apprendre le fonctionnement mais aussi en tant qu’outil d’apprentissage en sciences (MEN, 2020). L’article montre que les professeurs de sciences utilisent des activités documentaires pour découvrir de nouvelles notions sans s’être assurés que les élèves avaient compris comment lire un dossier documentaire. Or « la place qui est accordée aux stratégies de lecture de tels textes est minime, voire inexistante à l’école comme au collège » (Janicot, 2000, p. 63).
Lire pour apprendre et apprendre à lire
Les élèves se retrouvent alors en[1] double tâche. Il y a ainsi hiatus entre lire pour apprendre et apprendre à lire, ce que les autrices de cet article développent à partir de textes documentaires dans des manuels scolaires de cycle 3 en sciences. Elles ont identifié les savoirs implicites nécessaires pour réussir ce travail sur document, ce qui creuse les inégalités scolaires. C’est la pédagogie invisible[2] qui ne bénéficie qu’aux élèves les plus connivents à l’Ecole.
Les chercheuses ont mis le doigt sur les malentendus didactiques, au sens de Bautier et Rayou (2013) qui se logent dans les études de documents publiées dans des manuels de sciences. Elles ont choisi pour cela le thème des marais salants dans quatre manuels scolaires de cycle 3 avec des dossiers documentaires « visant le même objectif scientifique : expliquer le fonctionnement des marais salants en mobilisant des connaissances liées au concept de mélange, de dissolution, de saturation, d’évaporation et de cristallisation. »
Elles ont choisi ce thème car des recherches[3] montrent que pour les élèves d’école primaire, tout ce qui ne peut pas être vu n’existe pas ou disparaît. « Par exemple, en ne visualisant pas le sel dans l’eau, les élèves en déduisent qu’il a disparu et qu’il constitue un seul et même corps avec l’eau, au lieu de considérer l’eau de mer comme un mélange. Il en est de même pour la transformation de l’eau liquide en vapeur d’eau, les élèves ne voyant pas la vapeur d’eau vont considérer que l’eau liquide a disparu. Aussi, l’exploitation de supports documentaires portant sur la récolte du sel pourrait constituer une « condition de possibilité », au sens de Peterfalvi (2001), pour le franchissement autonome de cet obstacle lié à la non-perception de la matière. »
Pratiques des professeurs avec le manuel
75% des professeurs « utilisent principalement les manuels pour rechercher des ressources (textes, exercices, etc.) utilisables pour faire classe »[4]. Ils s’en inspirent aussi pour programmer leur progression[5] et le manuel peut remplacer l’expérimentation quand elle n’est pas possible en classe[6].
Beaucoup d’enseignants de cycle 3 (donc des professeurs des écoles et des professeurs de collège et lycée) disent utiliser le guide du maître qui accompagne le manuel. 75% disent utiliser fidèlement les propositions de ces deux outils.
50% des « enseignants déclarent se servir des supports documentaires en laissant les élèves en relative autonomie (seuls ou par deux) avant de proposer une mise en commun. Un temps de lecture collective des questions peut précéder ce travail (cité par un quart des enseignants). »
Les textes documentaires peuvent prendre diverses formes et sont le plus souvent explicatifs ou descriptifs. Ils nécessitent donc « recourir à une lecture 1- non linéaire, 2- pluricodée (chaque élément textuel – titres, photographies, etc. – suppose un code et donc un savoir-faire spécifique) et 3- mettre en réseau les différentes informations. »[7], ce qui devrait être enseigné de façon spécifique et explicite en cours de français. Les élèves doivent être capables de « comprendre des textes, des documents et des images et les interpréter », ainsi que « contrôler [leur] compréhension et devenir un lecteur autonome » (MEN, 2020, p. 17). Ces textes ne sont considérés dans le programme qu’en tant que support. Or, il semble que ces compétences « sont très peu enseignées »[8] et « la pratique autonome ne suffit pas aux élèves pour progresser, c’est-à-dire pour passer d’un usage contrôlé à un usage automatisé des processus de compréhension. »[9]
Mais dans les autres disciplines, des compétences des programmes indiquent que les textes documentaires utilisés permettent d’apprendre des connaissances. En sciences, les élèves doivent savoir « extraire les informations pertinentes d’un document et les mettre en relation pour répondre à une question » (MEN, 2020, p. 79)
Des chercheurs ont montré que « Les activités autonomes de lecture-compréhension, qu’elles soient réalisées de manière individuelle ou en petits groupes, ont un effet négatif sur l’évolution des performances des élèves les plus fragiles. Seuls ceux déjà très bons compreneurs y trouvent un bénéfice[10] » et cela parce que les supports et les tâches à effectuer nécessitent des « activités cognitives de plus en plus complexes »[11]. Stéphane Bonnéry (2012) a montré cette évolution des manuels scolaires depuis cinquante ans.
Les autrices « partent du présupposé que les textes documentaires associés à des tâches de questionnement et utilisés tels quels par les enseignants en tant que ressource pour faire classe peuvent constituer un frein aux apprentissages scientifiques du fait d’une lecture documentaire évaluée mais non enseignée. Cette pédagogie dite invisible, véhiculant des savoirs implicites, a été identifiée par Bernstein (1975) et reprise par Rochex (2020) pour repérer des malentendus didactiques. »
Afin de diminuer les écarts entre les élèves, il faudrait un enseignement explicite des stratégies de lecture.
Les documents étudiés par les chercheuses
Les autrices ont étudié quatre dossiers documentaires et ont construit des indices de complexité de la lecture d’une part et des questions posées par les manuels d’autre part, à partir d’indices de complexité d’autres chercheurs.
Elles ont trouvé dans la ressource d’accompagnement des programmes en lecture documentaire (MEN, 2016) « une séquence d’apprentissage sur la lecture des textes documentaires qui associe, dans un même temps, l’apprentissage de concepts scientifiques ». Elles estiment que cet entremêlement des objectifs est trop compliqué pour enseigner, surtout lors un travail autonome, et que des raisonnements erronés pourraient ainsi être renforcés chez les élèves les plus fragiles.
Quel constat ?
« Tous les scénarios didactiques proposés apparaissent comme « plutôt difficiles » […] Notons que dans la formulation des consignes, les tâches proposées paraissent presque toujours simples : « Observe », « Lis », « Décris », etc. Or, comme l’indique l’indice de difficulté, il n’en est rien. De nombreux savoirs invisibles en lecture documentaire viennent brouiller l’accès aux connaissances scientifiques. »
Le vocabulaire employé est parfois complexe, très spécifique et insuffisamment expliqué. Les phrases parfois trop longues. Des légendes de photos évoquent un paludier absent de ladite photographie, … Des questions très complexes demandent à la fois de : prélever, inférer, reformuler, résumer. D’autres ne font appel qu’à des connaissances personnelles de l’élève. Les informations peuvent être disséminés dans différents lieux du dossier documentaire. Il faut parfois mettre en relation texte, photographie et schéma mais cela est mêlé à des connaissances scientifiques à maîtriser. Parfois le texte ne permet pas de comprendre le fonctionnement d’un marais salant. Il n’est pas évident pour un élève de cycle 3 de faire le lien entre une image et sa légende. Quand les questions ne figurent pas sur la même page que le texte et les images, c’est plus difficile encore. Il est difficile « pour les élèves de se souvenir de ce qu’ils cherchent tout en lisant le texte documentaire ».[12] La « complémentarité texte-image n’a rien d’intuitif ». Les élèves font confiance au texte mais négligent les images[13].
Elles constatent que « le vocabulaire utilisé, les opérations cognitives sous-jacentes pour expliquer une situation mobilisant différents concepts et phénomènes liés aux marais salants pouvaient renforcer, chez les élèves, des idées erronées telles que l’eau disparaît, que l’eau de mer s’évapore, ou encore, que le sel réapparait. »
Elles préconisent que la lecture documentaire soit pratiquée en cours de français et donc qu’il y ait mise en cohérence des temps d’études de dossiers documentaires entre les professeurs.
En ce qui concerne les pratiques des professeurs de sciences, elles rappellent que « les enseignants aident leurs élèves à prélever des informations mais leur guidage ne leur permet pas d’apprendre à les prélever de manière autonome. »[14] Il faudrait au contraire pratiquer des pauses métacognitives afin de rendre visible pour tous les élèves les stratégies qui permettent de comprendre et de répondre aux questions. Par exemple comment sélectionner les documents à lire et ceux à laisser de côté pour répondre à telle ou telle question et ce avant de laisser les élèves seuls face à cette tâche. « Cette aide pourrait permettre de favoriser l’autorégulation, c’est-à-dire de réussir la tâche et de comprendre les processus intellectuels mis en œuvre pour la réaliser. » L’objectif étant que les élèves puissent ensuite devenir autonomes face à un dossier documentaire.
Les autrices considèrent que les dossiers documentaires, qu’elles ont étudiés, pourraient permettre, dans le cadre d’un travail dirigé, de faire émerger les conceptions des élèves sur le sujet, telle une évaluation diagnostique. Sinon, ils pourraient au contraire être donnés en évaluation en tant que tâche complexe contextualisée pour vérifier leurs connaissances acquises. Il ne faudrait pas les utiliser pour comprendre de nouvelles notions scientifiques. « Alors que les textes documentaires en sciences portent souvent sur la compréhension de situations qui font appel à la mobilisation de plusieurs concepts et de phénomènes scientifiques, leur utilisation, associée à la lecture documentaire (articulation entre différents langages typographiques, iconographiques et linguistiques) invite à une résolution par tâche complexe, dans le cas où les stratégies de lecture seraient maitrisées. »
[1] Jaubert, Rebière et Guillou-Kérédan (2014)
[2] Bernstein (1975)
[3] Osborne & Cosgrove, 1983 ; Slone & Bokhurst, 1992 ; Plé, 1997 ; Hatzinikita & Koulaïdis,
1998 ; Peterfalvi, 2001 ; Plé, 1997 ; Peterfalvi, 2001
[4] Mettoudi et Dufauchour (2001), Spallanzi et al. (2001), Plé (2012)
[5] Spallanzani et al. (2001)
[6] Plé (2012)
[7] Jaubert, Rebière & Guillou-Kérédan (2014)
[8] Andreu, Dalibard & Étève, 2016 ; Bautier et al., 2012 ; Colmant & Le Cam, 2017 ; De Croix, 2016 ; Jaubert, 2016 ; Rémond, 2006
[9] Afflerbach, Pearson et Paris (2008),
[10] Connor, Morrison et Petrella (2004)
[11] Crinon (2012)
[12] Boucheix, Amadieu et Tricot (2019)
[13] Brookshire, Scharff et Moses (2002)
[14] Chanquoy, Tricot et Sweller (2007)