L’eau est vitale, c’est un truisme. Mais considérer et prendre en compte qu’elle n’est pas ou n’est plus inépuisable a été jusqu’à présent moins évident pour la plus grande partie des habitant·es des pays riches et développés. Dans l’hexagone, la sécheresse exceptionnelle, qui a débuté à l’automne 2021 et dont nous ne sommes pas encore réellement sorti·es, donne un échos particulier aux conflits et mobilisations sur la gestion, l’accès et le partage de l’eau douce ou aux actions de défense des zones humides naturelles.
Parallèlement aux associations et mouvements engagés depuis longtemps sur ces sujets ou contre des projets d’accaparement par quelques un·es, de nombreuses institutions se sont aussi emparées du sujet. Une directive cadre européenne de 2020 enjoint aux États membres de renforcer leur réglementation contre la pollution des eaux destinées à la consommation humaine.
Une situation inquiétante
En septembre, le CESE a publié une déclaration sur l’eau rappelant qu’elle constitue un bien commun essentiel aux humains, à de nombreux secteurs économiques mais aussi aux écosystèmes et à la biodiversité. La Cour des comptes a consacré un chapitre entier de son rapport public annuel 2023 aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau douce, et souligne à cette occasion la nécessité pour la puissance publique de prendre en compte en plus du petit cycle de l’eau (distribution et assainissement) le grand cycle, de l’évaporation jusqu’au retour dans les sols, les cours d’eau et les nappes souterraines.
Il faut dire que la situation en France est inédite et inquiétante. La Cour des comptes souligne que « sur une partie croissante du territoire, la consommation liée aux différents usages excède, sur des périodes de l’année de plus en plus longues, la capacité des milieux à fournir de l’eau ». À l’automne 2022, 72 % des nappes d’eau souterraines étaient modérément basses à très basses, contre moins de 25 % un an auparavant (source : Bureau de recherches géologiques et minières). La faiblesse des précipitations et la sécheresse du mois de février n’ont par la suite pas arrangé les choses de sorte que fin février 2023 80 % des nappes d’eau souterraines sont dans cette situation. Il est très difficile d’être optimiste pour l’été qui vient : d’ordinaire le printemps ne procure en précipitations ou par les cours d’eau que 10 % de l’eau douce renouvelable ; en outre, et comme le souligne le GIEC, l’augmentation en fréquence des événements extrêmes, entraînant notamment une succession de pluies et de sécheresses entrave la recharge en eau, car celle-ci ruisselle sur des sols trop secs pour l’absorber. À l’été 2022, outre les incendies dont l’ampleur a été facilitée par la sécheresse, plus de 1 300 communes se sont retrouvées avec des problèmes d’alimentation en eau potable. L’été 2023 risque d’être une nouvelle épreuve et ce ne sont pas les effets d’annonces présidentielles opportunistes du 30 mars qui vont nous engager dans le bon sens.
Changer nos modes de vie
C’est un contexte relativement nouveau pour l’hexagone, mais les habitant·es des territoires d’outre-mer subissent déjà les pénuries ou l’absence d’accès à l’eau potable. Au niveau mondial, selon les données des Nations Unies, en 2020, 26 % de la population mondiale (soit 2 milliards de personnes) ne bénéficiaient pas d’un accès sûr à l’eau potable, et 46 % n’avaient pas accès à un service d’assainissement. Entre le 22 et le 24 mars 2023, l’ONU a pour la première fois depuis 1977 organisé une conférence sur l’eau. Il n’était pas prévu de déboucher sur un accord politique, mais cette conférence aura été l’occasion de lancer une alerte solennelle sur un risque de crise mondiale de l’eau douce. Sans oublier la pollution majeure des mers et des océans.
Comme pour le climat, et en lien avec celui-ci, le problème est global ; il implique une transformation profonde des modalités de partage et d’usage de l’eau, mais aussi des modes de production et de vie. Les cultures et l’élevage intensifs doivent être remis en cause, notament la production de viande extrêmement consommatrice d’eau. Il faut investir dans la rénovation des réseaux de distribution d’eau potable (20 % de fuites en moyenne), réduire drastiquement l’usage des pesticides et des engrais, mais aussi revoir nos modes de consommation qui ont un effet sur la pénurie dans les pays pauvres. La fabrication d’un grand nombre de produits importés implique une consommation d’eau considérable et pas uniquement les produits agricoles : selon l’ADEME, la fabrication d’un jean nécessite 7 000 à 10 000 litres d’eau.
La guerre de l’eau
Les tensions autour des bassines et les événements de Ste-Soline montrent les difficultés à définir un avenir commun pour le partage de l’eau.
La violente répression qui s’est abattue le 25 mars sur les manifestant.es mobilisé.es à Sainte Soline contre les méga-bassines, révèle les conflits d’usage de l’eau en France. Ces derniers ne sont pas nouveaux : en 2014, c’est dans le cadre des mobilisations au barrage de Sivins qu’est mort Rémi Fraisse.
Ce qui est nouveau c’est que le conflit porte non seulement sur l’appropriation des bénéfices liés à l’usage de l’eau (par exemple privatisation par Nestlé, gestion des services par Véolia ou Suez), mais aussi sur la répartition de cette eau qui devient une ressource rare. Et ce n’est pas près de s’améliorer… Le dernier rapport annuel de la Cour des comptes souligne que « d’ores et déjà, sur une partie du territoire, la consommation liée aux différents usages excède, sur des périodes de l’année de plus en plus longues, la capacité des milieux à fournir de l’eau », avec des conflits d’usage entre agriculture (57 % du total), eau potable (26 %), refroidissement des centrales électriques (12 %) et usages industriels (5 %).
L’eau est économiquement un « bien commun », elle a les caractéristiques de la « rivalité » (l’eau consommée par les uns ne peut pas l’être par les autres) mais pas celle de l’excluabilité (difficile d’empêcher plusieurs personnes de puiser en même temps dans une rivière ou une nappe phréatique), ce qui entraîne sa surexploitation. Pour l’empêcher, trois solutions de prise en charge sont théoriquement possibles : la privatisation, la prise en charge totale par les pouvoirs publics, ou la gestion « collective » de l’eau. Or, la loi sur l’eau de 1992 la considère comme un patrimoine commun, mais ne remet pas en cause la privatisation de sa gestion, qui risque d’entraîner sa marchandisation. Et ce n’est pas le plan Eau du gouvernement, déjà critiqué, qui pourra régler le problème.