Ce référentiel est le fruit d’une recherche action pilotée par l’ONISEP, avec l’appui du LaPEA [1] et du MENJS. Il vise à équiper les acteurs de l’orientation (professeurs principaux, professeurs documentalistes, professeurs référents) d’activités clés en main, pour permettre aux élèves d’acquérir progressivement ces compétences.
La présentation nous apprend que les processus d’élaboration des projets d’avenir peuvent être décomposés en compétences identifiées, classées et traduites en activités pédagogiques que les enseignants pourront mettre en œuvre dans leur classe ! Il sera ainsi possible d’évaluer où les élèves en sont de l’acquisition de ces compétences à s’orienter.
Est-ce si simple ?
Tout d’abord, la définition de la notion de « compétences à s’orienter » est loin de recueillir un consensus scientifique, des controverses existant entre différents courants.
Le réseau européen pour les politiques d’orientation tout au long de la vie (ELGPN) donne une définition qui insiste surtout sur les compétences cognitives y compris pour la connaissance de soi : « Recueillir, analyser, synthétiser, organiser les informations sur les formations et les métiers … capacité à se connaître soi-même pour prendre les bonnes décisions afin d’aborder les transitions inhérentes à tout parcours individuel et professionnel ».
Cette définition s’apparente à celle du capital humain développée par Gary Becker, précurseur de l’économie comportementale dans les années 90. Chaque individu serait responsable de ce capital de savoirs, savoir-faire et savoir-être, source d’accroissement de sa productivité et considéré comme indispensable pour « gérer sa vie et sa carrière ». A lui de l’investir à bon escient !
Mais d’autres approches développementales sont plus mesurées, considérant que cette compétence est «une organisation dynamique de l’activité mobilisée et régulé par un sujet pour faire face à une tâche donnée dans une situation déterminée » (JC. Coulet, 2011)[2] . Elle prend en compte toutes les caractéristiques de la situation et n’a pas de lien direct avec le résultat de l’activité. La personne peut rater l’activité sans être dépourvue de compétence. Ce qui interroge sur la prétendue transférabilité de ces compétences tout au long de la vie !
M. Bangali [3] souligne même le risque de formalisation de pratiques d’intervention sans qu’elles ne soient explicitement fondées sur des assises théoriques solides.
Les conséquences de ce type d’accompagnement
La vision néolibérale du capital humain trouve sa source dans la gestion des ressources humaines qui tend de plus en plus à remplacer la psychologie dans le champ de l’orientation. Ces initiatives interrogent sur le type d’accompagnement fourni aux jeunes. N’est-on pas en train de favoriser l’acquisition par les élèves d’un rapport au monde, à soi et aux autres, emprunts de cette logique de concurrence, de performance et de responsabilité individuelle ? Ne risque-t-on pas d’encourager au renoncement et au statistiquement probable plutôt qu’au possible ?
Force est de constater que les activités proposées dans le référentiel font l’impasse sur l’influence de l’origine sociale sur le rapport à l’avenir et au monde construit par les adolescent·e·s, en fonction de leur histoire, des pratiques familiales et sociales qui leur sont familières. La déclinaison en niveaux de progressivité (découverte des notions, appropriation, application et autonomie) peut donner l’illusion d’une construction qui suivrait les étapes de développement de ces compétences. Au-delà de thématiques moins normatives telles que « s’autoriser à rêver » ou « accepter les imprévus et saisir les opportunités », on en retient que c’est surtout l’élève qui doit changer ! Trouver des compromis, remettre son projet à plus tard, ou l’ajuster en fonction de qui on est.
La connaissance de soi y est traitée sur le même plan que la connaissance de la formation et du monde du travail, c’est-à-dire comme un objet saisissable directement, un ensemble de qualités, intérêts, aptitudes qu’il conviendrait de faire émerger, par exemple par l’introspection. Or, outre les changements dus au caractère instable du sujet en plein développement, ce n’est qu’en mouvement que le sujet se connaît lui-même (L. Vygotski). En 2001, Y. Clot [4] écrit que « l’expérience et la conscience ne sont observables que dans leur développement, non pas comme des produits ou des états ou des structures invariantes mais au travers des processus qui font et défont ces formes sédimentées.» La distance qui rend au sujet sa propre expérience étrangère peut être considérée comme un premier pas vers une prise de conscience à propos de laquelle Vygotski écrivait : « Je me connais moi-même seulement dans la mesure où je suis un autre pour moi ». (Vygotski, 1994)[5]
On peut penser que c’est l’impact affectif produit par l’apport d’une idée nouvelle contraire aux représentations du sujet, qui peut être source de changement, grâce à la vitalité du dialogue avec les autres et avec soi-même et le conflit qu’elle peut alimenter. Encore faut-il des dispositifs qui puissent le nourrir. L’affect ne peut être dissocié du cognitif.
Affirmer que l’objectif est de permettre une prise de conscience ne suffit pas à la provoquer. Cela suppose de mettre en place des méthodes particulières, indirectes où la spécificité du PsyEN semble essentielle. Or, si la référence au PsyEN est faite dans ces activités, c’est plutôt dans l’optique de répondre à certaines questions d’information plutôt que dans une collaboration avec les enseignants, afin de mettre en place des dispositifs où la question du développement du sujet serait centrale.
Finalement à qui profite l’évaluation de ces compétences ?
Si l’on peut comprendre l’intérêt pour un système éducatif de vouloir initier avec les élèves une réflexion sur leurs valeurs, de développer leur esprit critique et de leur permettre de trouver dans la culture des supports d’identification qui leur donne envie d’entrer dans le monde des adultes, on peut décemment s’interroger sur la finalité de l’évaluation de ces compétences à s’orienter. Sachant tous les biais existants dans leur évaluation, quelle valeur accorder à ce programme d’acquisition ? Que faire avec ceux qui ne les aurons pas validées ? Ne légitimera-t-on pas ainsi la responsabilisation de l’individu en cas d’échec, d’absence de réponse sur Parcoursup par exemple ? N’est-on pas en train de développer comme avec le LSU, une injonction aux enseignants à s’acquitter d’une formalité dépourvue de sens, mais qui renforcera l’adaptation à l’organisation sociale existante ?
Une autre approche pour un travail éducatif sur l’orientation
On peut déjà s’étonner du peu de liens entre ce référentiel avec le parcours avenir, qui demeure pourtant le seul texte officiel. On peut aussi s’interroger sur l’engouement pour une approche « orientante » qui conserve la même conception d’ajustement de profils qu’il y a 30 ans.
Pourtant, une autre piste est possible : développer une approche culturaliste de l’orientation, s’appuyer sur les œuvres (littéraires, historiques, picturales, cinématographiques, scientifiques…) et en lien avec les enseignants, le contenu des disciplines, afin de développer les différentes manières dont les femmes et les hommes ont interrogé subjectivement et collectivement leur place dans le monde.
Ceci peut contribuer au développement de la personnalité, sous réserve de prévoir les conditions qui le favorisent, et de reconnaître que ce développement demeure imprévisible et repose sur les rencontres et le dialogue, non sur la mise en fiches !
[1] Le laboratoire de Psychologie et d’Ergonomie Appliquée de l’Université Paris-Cité
[2] JC. Coulet, La notion de compétence, un modèle pour décrire, évaluer et développer les compétences, in Le travail humain, 2011/1, vol. 74, 1-30
[3] M. Bangali, Les compétences à s’orienter, Éds Mardaga, 2021
[4] Y. Clot, Clinique du travail et action sur soi, in Théorie de l’action et de l’éducation, 2001, 255-277
[5] L. Vygotski, Le problème de la conscience dans la psychologie du comportement, (trad. F. Sève), Société française, 1994, 50, 35-47