L’Université syndicaliste : En quoi les préconisations de la Cour des comptes (référé du 3 mai 2022) risqueraient-elles de dénaturer les missions des corps d’inspecteurs territoriaux ? Quels sont les risques ?

Éric Nicollet : Avant de formuler des préconisations, la cour des comptes présente des constats que nous pouvons partager. Le morcellement de nos missions, l’éparpillement de nos activités, l’importance accrue des tâches administratives, sont autant de dérives qui nous éloignent de notre cœur de métier : l’accompagnement pédagogique. Nous sommes par contre loin de partager les préconisations qui découlent de ces constats, sauf sur l’objectif de recentrer notre travail sur l’accompagnement pédagogique des enseignant-tes. Optimisation de l’utilisation des ressources humaines, rationalisation des missions ou encore mutualisation au sein des régions académiques sont les objectifs clairement affichés qui ont guidé ce référé. Parmi les préconisations, le transfert de l’évaluation aux chef-fes d’établissements du second degré ou aux directeur-trices d’écoles à travers des entretiens annuels, et la généralisation des évaluations d’établissement au détriment des évaluations individuelles conduiraient à l’abandon de l’inspection en classe et de l’évaluation pédagogique. Or, cette évaluation est un des fondements de l’École républicaine. Certes, une réforme de l’évaluation des enseignants est nécessaire. Au SUI-FSU, nous souhaitons pouvoir travailler avec les syndicats enseignants de la FSU, à créer les conditions d’une inspection réellement formative et d’une relation apaisée et constructive entre enseignant-tes et inspecteur-trices. C’est vrai, notre modèle d’évaluation est une spécificité française, mais les « standards internationaux » auxquels la cour des comptes fait référence sont loin d’être des exemples de réussite. Le risque majeur d’un renoncement au contrôle par un fonctionnaire de l’État expert de cette pratique, entraînera le développement d’autres « instances » de contrôle : les usagers, les pouvoirs locaux politiques et économiques ! Imaginons à quelles pressions seront soumis les enseignant-tes lorsque les élèves pourront « liker » sur une application le cours qu’ils viennent de vivre et que ces « statistiques » viendront alimenter le classement en « live » des établissements !

L’U.S. : Les missions d’évaluation des enseignants à la main des chefs d’établissement (ou en partie). N’est-ce pas une manière de dénier l’autorité des inspecteurs ? De quelle autorité un IPR peut-il se prévaloir si on lui retire la prérogative (même partiellement) d’évaluer ?

E. N. : Il n’y a pas que les chefs d’établissement… La création d’un statut de « professeur-inspecteur » dans le second degré ou les conseillers pédagogiques dans le 1er degré pourraient se voir confier ces missions d’évaluation… Notre autorité vient de notre légitimité. Si nous sommes légitimes pour évaluer des enseignant-tes c’est parce que nous sommes des experts de nos disciplines ou filières. Nous sommes les garants des finalités égalitaires du service public national d’éducation, parce que nous fondons nos actions sur notre expertise professionnelle, pédagogique et didactique, que nous exerçons dans le cadre de la loi et de la réglementation nationale.

Au SUI-FSU, nous pensons que notre expertise doit s’exercer dans le respect de la liberté pédagogique et des droits des enseignantes et enseignants. Elle nécessite la volonté de garantir l’explicitation des attendus, les finalités de l’évaluation, les modalités de l’accompagnement des pratiques pédagogiques. Elle reconnaît la légitimité des enseignants à concevoir leurs enseignements et l’évaluation des élèves dans le respect du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, des programmes scolaires et des référentiels de l’enseignement professionnel. Nous sommes également favorables à la déconnexion totale de la progression de carrière de l’inspection. C’est donc à un cadre renouvelé et apaisé de l’évaluation qu’il faut réfléchir plus qu’à un transfert à d’autres personnels dont la légitimité pourrait être contestée.

Ainsi, les inspecteur-trices pourront continuer à jouer leur rôle essentiel pour la reconnaissance et la promotion des valeurs portées par le service public d’Education.

L’U.S. : J.-M. Blanquer se dit d’accord avec de nombreuses préconisations de la Cour des comptes ? Quelles réformes et mesures allant dans le même sens a-t-il mises en place au cours du quinquennat qui vient de s’achever ? Quelles conséquences ont-elles ?

E. N. : Jean-Michel Blanquer était toujours prompt à s’auto-congratuler et à tenter de faire croire qu’il avait tout anticipé. Or, si la Cour des comptes commence son référé par des constats si alarmants, c’est bien que peu de choses ont été faites pour nous permettre de nous recentrer sur nos missions fondamentales. Comme je viens de l’évoquer, la possibilité pour des professeurs de soutenir les missions d’accompagnement des inspecteur-trices ou les dispositions de la loi Rilhac vont dans le sens de ces recommandations, mais ces dispositions prendront effet à la rentrée prochaine. Nous souhaitons que ces mesures soient suspendues, tout comme les expérimentations qui donnent la possibilité aux chef-fes d’établissement de profiler des postes ou aux directeur-trices d’écoles de recruter leurs équipes. En effet, nous pouvons craindre de nombreuses dérives qui écarteraient ces évaluations et ces recrutements des seules considérations pédagogiques. Depuis cinq ans, les corps d’inspection ont été méprisés, et vous vous vous souvenez sans doute de nos expressions autour du 13 janvier dernier, pour réclamer la considération du ministre de l’Education nationale et de nos hiérarchies, ainsi que la prise en compte de notre expertise pour contribuer à la définition des politiques publiques.

Parmi nos missions, l’inspection n’est que la partie visible de l’iceberg. Notre contribution aux concours, aux recrutements des contractuels, à l’élaboration des sujets d’examen, la formation ou encore le pilotage de missions transversales sont autant de tâches qui ne peuvent être déléguées. C’est pourquoi, plus qu’un transfert à d’autres de certaines de nos activités ou la « ré-allocation des moyens » comme le préconise la cour des comptes, le SUI-FSU réclame la création de davantage de postes d’IEN et d’IA-IPR ainsi que le rétablissement d’une formation initiale et continue exigeantes et ambitieuses.

L’U.S. : L’évaluation des corps d’inspecteurs territoriaux doit être revue. Dans quelle direction ? N’est-ce pas une manière de les mettre au pas.

E. N. : Depuis cinq ans, le principe de « déconcentration managériale » a transféré sur les échelons hiérarchiques intermédiaires que nous sommes, la responsabilité de mettre en œuvre coûte que coûte des décisions et arbitrages politiques. Cette logique néo-libérale qui est à l’œuvre ne rêve que d’un encadrement à la solde de son idéologie, avec des agents réduits au rôle de courroie de transmission de cette idéologie.

Nous le savons bien, nous, inspectrices et inspecteurs, car nous sommes de plus en plus sommés d’être des VRP de la politique ministérielle avant toute considération pédagogique !

Depuis le premier janvier 2022, les corps d’inspection territoriaux ont vu introduire une dose de rémunération au mérite dans leur régime indemnitaire. Pour les classer dans les différents groupes de « niveau de responsabilité et d’expertise », certain.es recteur.trices et DASEN se sont empressés de se saisir de cet outil de management afin de flatter les un.es et humilier les autres. Le mérite est donc mesuré à l’aune de la conformité aux attentes du supérieur hiérarchique ! Un entretien individuel annuel lui permettra d’attribuer un « complément indemnitaire annuel » qui sera à sa discrétion. C’est un système que nous dénonçons car il tend à mettre les inspecteur-trices en concurrence, avec toutes les dérives que nous pouvons imaginer.

Mais au SUI-FSU, nous ne pouvons accepter une gouvernance qui ne procède que par injonctions d’actions, et qui n’est motivée que par l’affichage qui en sera fait. L’exercice de notre métier ne peut se concevoir qu’avec la liberté et l’indépendance qui sont indispensables à l’accomplissement de nos missions. Il ne peut se concevoir qu’avec le respect et la prise en compte de notre expertise pédagogique et didactique. C’est pourquoi nous nous sommes dotés de mandats forts qui affirment le rôle indispensable des corps d’inspection territoriaux pour la défense d’un système éducatif garantissant l’accès de toutes et tous à une citoyenneté instruite, éclairée, cultivée, fraternelle et responsable.


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