« Trouver du sens là où il n’y en a plus ».
Le « Choc des savoirs », au même titre d’ailleurs que la réforme du lycée, n’a pas fini de faire ressentir ses secousses au sein de la profession, que ce soit dans les esprits, les corps et la manière de s’approprier le métier. Le démantèlement de l’École publique s’accompagne d’un démantèlement de la profession et de la manière dont elle conçoit le service de l’État. Le témoignage suivant, d’une collègue de lettres du sud-ouest, est éclairant :
« Comment je subis tout ceci ? Pendant les vacances, j’ai été incapable de préparer l’année, de chercher des pistes nouvelles, comme j’ai pu le faire les autres années. Cette fois-ci, je me suis consacrée à 100% à la famille, à la maison et aux voyages. Je n’ai eu quasiment aucune pensée pour le collège, comme si cela n’existait plus. Le retour m’a semblé d’autant plus irréel. Mon esprit essaye sans cesse de mettre en place des systèmes de défense, des échappatoires. Je vis un peu en spectatrice ce qui arrive, un peu comme cela s’est passé lors des grands traumatismes comme le décès d’un proche. C’est peut-être le deuil du métier tel qu’il a été que je suis en train de vivre ».
Le témoignage de cette collègue n’est pas sans rappeler les réflexions d’Yves Clot, enseignant-chercheur en psychologie du travail, sur les risques potentiels que fait peser sur les personnels ce qu’il appelle « la perte de sens de l’activité ».
« [La perte de sens] dévitalise [l’activité], la désaffecte en rendant psychologiquement factice la poursuite de l’action (…). La visée du travail exigé devient alors psychologiquement étrangère à l’activité des sujets dont l’objet est ailleurs »1.
Beaucoup de collègues sont plus atteint·es, affecté·es qu’il n’y paraît par les réformes en cours. Certain·es collègues tentent de mettre la réforme à distance sur un mode humoristique mais c’est bien un mélange d’amertume, de colère et de désespoir qui transparaît :
« Je suis seule, avec une collègue, à gérer les 4 groupes de Sixième en français. Donc on a choisi l’option 4 classes, 4 groupes, en mélangeant les classes pour respecter les directives ministérielles. Or ma collègue est enceinte. Trouveront-ils une remplaçante ? Je me gausse. Et les évaluations communes alors ? [rires] ! Et la progression commune avec les mêmes objectifs remplis en même temps ? ! [rires] ! Et leur objectif caché de faire prendre en charge les groupes laissés sans professeur par les deux autres professeurs censés intervenir…..(Ce pourquoi, ils voulaient trois groupes et non, deux). En fait, ils voulaient trois groupes pour deux classes
[Dans ce collège, la direction voulait créer 6 groupes pour les 4 classes et promettait de disposer de deux professeur·es supplémentaires à la rentrée. Mais les collègues ont refusé et sont restés sur 4 groupes pour 4 classes, comme dans d’autres d’après nos retours]
Pourquoi ? Soi-disant pour qu’on ait de plus petits effectifs. En réalité si tu as un collègue qui ne peut pas prendre son groupe, qui va le récupérer ? Et hop, les parents sont contents et pas besoin de chercher/payer un remplaçant. Parce que s’ils voulaient vraiment de plus petits effectifs, il suffisait de nous faire des classes à effectif réduit, tout simplement. 2 classes=60 élèves, admettons. On est en barrette, 3 profs, en même temps, avec chacun un groupe de 20. Un collègue absent = 20 gamins dans la nature. Donc 10 gamins au premier collègue et 10 à l’autre. On retombe sur une classe à 30. Donc si les profs râlent, on leur dira que ça ne change rien, surtout qu’ils ont une progression commune. Voilà leur objectif caché».
Ce témoignage, éclairant, en dit long sur la rupture qui s’est installée entre d’une part les objectifs poursuivis par les collègues et leur sens propre du métier, et d’autre part ce qu’elles et ils perçoivent des objectifs poursuivis par le ministère pour l’École publique, ici en l’occurrence “un objectif caché” destiné à faciliter l’autoremplacement en cas d’absence d’un·e collègue. Le sentiment de la profession est que l’important, pour le ministère, c’est que les élèves soient assis·es dans des classes, peu importe ce qu’ils et elles font.
Dans certains collèges, la mise en place du « Choc des savoirs » et des groupes de « besoins » vient percuter de plein fouet les projets mis en œuvre par les collègues. Ainsi de cette collègue de français qui, chaque année, prévoit, pour sa classe de 5ème, un projet d’écriture dans le deuxième semestre qui intégrait ses collègues et l’enseignement de l’espagnol et de l’anglais :
« La classe de 5ème qui m’a été attribuée en français pour le moment correspond bien à mes vœux faits en juin : tous les élèves font de l’espagnol et de l’anglais avec les enseignants prévus sur le projet. En revanche, dès la Toussaint, j’aurai en face de moi des élèves qui ne feront peut-être pas tous espagnol et/ou qui n’auront pas tous le même enseignant en anglais et en espagnol. Lors des deux sorties prévues, le nombre d’enseignants concernés par le projet (sans y avoir été impliqués au départ) sera plus important. Cela signifie, sur le temps des sorties, plus d’enseignants [accompagnateurs] sortis, plus d’élèves sans enseignants le temps des sorties, des élèves de plusieurs classes sortis de cours dans les autres matières le temps des sorties. Cela génère aujourd’hui beaucoup d’angoisses chez moi: comment annoncer à plusieurs enseignants que leurs élèves seront absents ? comment gérer les multiples informations, perturbations lors d’une simple sortie au théâtre ? C’est un casse-tête sans fin. Nous cherchons à trouver du sens là où il n’y en a plus. Je ne réussis cependant pas à cesser tout projet avec mes élèves, ce que je considère être le cœur de mon métier d’enseignante en lettres : ouverture d’esprit, ouverture culturelle, apprentissage du vivre ensemble».
Une autre collègue, enseignante dans la grande agglomération du sud-ouest, a choisi de mettre son projet théâtre en « pause » :
« Un projet de théâtre en 6ème se retrouve lui aussi en attente. Donc, cette rentrée est faite de compromis et de flou, la priorité est pour moi de préserver mon énergie psychique et de m’appuyer sur le collectif pour survivre… »
Le « Choc des savoirs » contribue ainsi à rendre impossibles des projets pédagogiques annuels avec un groupe classe que ce soit en français ou en mathématiques, puisque ces élèves sont susceptibles de changer dans le courant de l’année. Les enseignant·es ne sont pas là pour mettre en œuvre des projets mais pour trier les élèves. Dans l’ensemble, le « Choc des savoirs » risque de fragiliser un peu plus nos identités professionnelles déjà bien malmenées, et peut contribuer à une perte de sens globale du métier.
« La perte de sens de l’activité », écrit Yves Clot, se traduit « par une sorte de déliaison qui se fait jour dans l’activité, une déliaison entre les préoccupations réelles des travailleurs et des occupations immédiates qui leur tournent le dos. Le sens même de l’activité réalisée, de l’action en cours, se perd trop souvent quand disparaît dans le travail du sujet ou des sujets le rapport entre les buts auxquels il faut se plier, les résultats auxquels il faut s’astreindre et ce qui compte vraiment pour eux ».
Les préoccupations de certain·es collègues (ouvrir l’esprit des élèves, porter des projets qui font sens à leurs yeux, faire progresser les élèves collectivement) sont ainsi en complet décalage avec les orientations politiques du gouvernement qui se préoccupent avant tout de savoir comment trier et sélectionner les élèves, et de créer un système d’autoremplacement à moindre coût, aux dépens de la pédagogie et des valeurs professionnelles des professeur·es.
Rejoignez le combat du SNES-FSU pour nos métiers et une éducation pour toutes et tous.
1 Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, Le travail humain, PUF, 2008, p 9.