Rupture, continuité et confusion…
Mise à jour du 5 juillet. Ci-joint, la réponse du groupe philosophie de l’inspection générale transmise également aux associations professionnelles (le 30 juin). Le groupe philo du snes ne remet nullement en cause le travail difficile des collègues concepteurs de sujets, travail qui devrait faire l’objet d’une décharge de service et d’une rémunération. Il s’agit encore moins d’une “vaine polémique”, puisqu’elle aura eu le mérite de provoquer un début de réponse (en particulier sur la question C2). Le groupe philo du snes est dans son rôle lorsqu’il commente les sujets du baccalauréat, en se tenant aussi éloigné que possible d’un inutile esprit de querelle, avec pour seul objectif, l’amélioration des conditions déjà extrêmement difficiles de l’enseignement de la philosophie – et de l’évaluation – dans la voie technologique.
Suite de l’article du 27 juin :
Un sujet qui ne correspond pas aux nouvelles instructions en vigueur depuis 2021 :
Avant 2021 la dernière question du sujet texte en série technologique invitait le candidat à prendre position par rapport à la thèse de l’auteur et à formuler d’éventuelles objections ou nuances. Par exemple, en 2009, un texte de Locke explique que « là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté » et on demande aux élèves : « la loi est-elle la condition de la liberté ? ». Les textes officiels ne précisaient pas quel type de réponse était attendue, mais traditionnellement les professeurs demandaient de répondre par une petite dissertation. Le candidat pouvait soit donner le dernier mot au texte (en montrant au préalable à quelle thèse habituelle il s’oppose), soit donner le dernier mot à une thèse alternative (en prenant soin au préalable de rappeler les arguments du texte).
A partir de 2021 l’épreuve change. On pose davantage de questions demandant d’analyser le texte et surtout la question finale est remplacée par une partie « commentaire », qui ne demande plus de prendre une distance critique, mais simplement de restituer la thèse et l’argumentation de l’auteur. Un « nota bene » accompagnant les sujets 0 précise que dorénavant dans la partie « C – commentaire », il n’est pas demandé [aux candidats] de donner leur avis sur la position de l’auteur ou de polémiquer en exposant d’autres théories, mais de rendre pleinement compte de l’argument et de la position qu’y tient l’auteur de l’extrait. » Par exemple, on propose un texte de Mill expliquant que la société peut restreindre la liberté d’un individu uniquement pour protéger les autres, mais pas pour lui éviter de se nuire à lui-même. Et on demande : « Quel sens ce texte permet-il de donner à l’idée de liberté individuelle ? »1.
Or le sujet de cette année contredit ces instructions et invite clairement les candidats à « donner leur avis sur la position de l’auteur » et à « polémiquer » avec le texte. En effet, on donne un texte attribué (probablement à tort) à Diderot qui affirme, à l’aide d’une argumentation très discutable, que si un seul témoignage est toujours relativement incertain, en revanche des témoignages multiples et concordants permettent d’obtenir une certitude totale, équivalente à une « pure démonstration ». Puis on demande aux élèves « Des témoignages concordants suffisent-ils à établir la vérité ? », ce qui revient bien à les inviter à discuter la thèse du texte !
Comment expliquer ce revirement ?
Peut-être s’agit-il simplement d’une erreur des concepteurs du sujet. A leur décharge, il est vrai que le BO définissant le format de l’épreuve est peu explicite et que seul le « nota bene » accompagnant les sujets 0 permet de bien comprendre le changement intervenu à partir de 2021.
Peut-être s’agit-il également d’un changement délibéré. C’est du moins l’explication fournie oralement par un IA-IPR de philosophie, interrogé à ce sujet. Selon cet interlocuteur institutionnel, les correcteurs de 2021 auraient regretté que les nouveaux sujets n’invitent plus le candidat à discuter la thèse du texte et on aurait modifié à nouveau les sujets pour les satisfaire… sans penser à avertir les professeurs et les élèves !
Quoi qu’il en soit, tout ceci montre que le format de l’épreuve n’est toujours pas stabilisé, ce qui est d’autant plus gênant que ce sujet est choisi par une grande majorité des élèves de séries technologiques.
Dans l’immédiat, le SNES-FSU demande donc que le format de l’épreuve soit clarifié. Dès la rentrée de septembre, nous souhaitons savoir si, en vue de l’épreuve de juin 2023, nous devons habituer nos élèves à discuter la thèse et l’argumentation présentées dans le texte ou simplement à la comprendre et à la restituer le plus fidèlement possible.
Mais à moyen terme, c’est l’ensemble des épreuves de la voie technologique qui nécessiterait une large consultation de la profession !
Indiquons d’ores et déjà quelques pistes, relatives au sujet texte :
a) cette année l’extrait donné à l’examen semble avoir été écrit, non par Diderot, mais par l’abbé de Prades. Ce point peut sembler anecdotique, mais il explique peut-être pourquoi le texte contient certaines affirmations pour le moins contestables : des témoignages concordants, rapportés par des personnes aux passions et intérêts divergents, voire opposés, apporteraient, nous dit-on, une « pleine démonstration », car les erreurs sont toujours différentes et seule la vérité réunit peut mettre de tels témoins d’accord entre eux2. L’argument est faible : il peut en effet exister des biais cognitifs communs à tous ou des illusions dont nous sommes tous victimes. De même des témoins peuvent être, par certains côtés, très différents et pourtant être des alliés objectifs ayant un intérêt commun à déformer la vérité.
Mais, si on veut demander aux élèves de polémiquer, les défauts du texte deviennent une qualité du sujet d’examen. De fait, la question C2 proposée cette année est très précieuse pour les correcteurs, car elle aide à hiérarchiser les copies. Les plus faibles oublient de préciser que des témoignages nombreux ne sont valables qu’à condition qu’ils soient issus de personnes très différentes, aux intérêts et passions divergentes. Les copies moyennes reprennent simplement le texte en s’éloignant plus ou moins bien de la pure paraphrase. Les meilleures disent que ce critère ne permet que d’augmenter la probabilité que ces témoignages soient vrais, mais qu’on ne peut pas assimiler cela à une démonstration, car une erreur collective reste possible (un élève évoque une foule de gens divers assistant à un spectacle de magie).
On pourrait donc éventuellement s’inspirer de l’exemple donné cette année et proposer plus souvent des textes assez faiblement argumentés, en allant puiser chez d’autres auteurs ne figurant pas dans la liste officielle, afin de proposer des textes avec lesquels un élève moyen pourrait polémiquer3.
b) on pourrait également revenir aux questions d’analyse plus riches proposées lors de l’expérimentation en STHR. Ces questions guidaient d’avantage la lecture des élèves, les incitaient à développer leurs réponses et permettaient sans doute de mieux hiérarchiser les copies.
c) les sujets de STHR et les sujets 0 demandaient aux candidats de mobiliser des repères du programme pour affiner leur analyse. Le texte de cette année aurait pu s’y prêter et cet exercice semblait intéressant. Toutefois, il faudrait probablement réduire la liste des repères si l’on veut vraiment pouvoir exiger que les élèves les maîtrisent en fin d’année.
d) si à l’avenir la question C2 demandait aux élèves de discuter la thèse du texte, serait-il encore judicieux que la question B1 demande aux élèves à quelle question répond le texte ? Il semble que non, puisqu’il suffirait alors de recopier l’énoncé de la question C2 pour répondre à la question B1.
Ces pistes ne sont pas exhaustives, mais elles montrent à quel point de nombreuses questions restent en suspens – sans même évoquer ici la possibilité optionnelle d’une dissertation guidée et/ou intégrant des éléments de connaissance (mobilisation de repères). Sur tous ces sujets, il faudra bien à moyen terme réunir les corps d’inspection et les professeurs pour réfléchir ensemble au devenir des épreuves de philosophie dans la voie technologique.
Notes :
1- A titre de comparaison quand ce même extrait de Mill avait été donné en Inde en 2008, la dernière question était « Est-il illégitime de contraindre quelqu’un pour son bien ? ». Tous les sujets donnés à partir de 2021 confirment cette règle : par exemple « Quel sens ce texte permet-il de donner à l’idée de doute ? » (sujet 2021 Asie) « quel sens donner à partir de ce texte à l’idée d’un travail artistique ? » (sujet 2021 Métropole), etc.
2 – La suite du texte permet de comprendre les intentions de l’auteur : il cherche à établir que les faits rapportés dans les Evangiles sont absolument certains, pour répondre aux critiques des « philosophes incrédules » remettant en doute la parole biblique.
3 – En effet, avant 2021, les sujets présentaient des textes très solidement argumentés et présupposaient que les élèves pourraient tout de même les discuter en s’appuyant sur leurs connaissances. Par exemple, face à un texte de Hobbes présentant la loi comme une convention, on suppose que les élèves pourraient mobiliser une argumentation alternative solide (par exemple jusnaturaliste) pour discuter la thèse de Hobbes. Mais dans les faits, les élèves de la voie technologique n’y parvenaient presque jamais.