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Ce remplacement de vocabulaire vise tout d’abord à essayer de masquer la contradiction entre l’objectif affiché d’augmenter le niveau scolaire de tous les élèves « des plus fragiles aux plus avancés »1, de réduction des écarts et inégalités scolaires, et le renforcement, le creusement des inégalités scolaires et sociales que cette réforme va engendrer. Pas un discours ministériel ou un document officiel qui ne s’appuie sur les mêmes constats comme justification de la politique éducative en marche : les écarts de réussite liés à l’origine sociale des élèves et le fait que les élèves repéré·es en difficulté à l’entrée du collège restent en difficulté à la fin du collège. Pas un discours… sauf celui du Premier ministre qui n’est autre que le père de cette réforme !
Des élèves plume et des élèves plomb ?
Le projet de Gabriel Attal a été énoncé clairement le 5 décembre 2023 : mettre en place des « groupes de niveau » de sorte que les élèves les plus performant·es « s’envolent ». Le vocabulaire était explicite : l’expression « groupe de niveaux » donnait à voir les élèves seraient trié·es selon leurs résultats et la métaphore de l’envol laissait entendre que les élèves en difficulté pesaient sur la réussite des plus à l’aise, que le poids des difficultés des un·es empêchait les autres d’aller « au plus haut de leurs aptitudes » (pour reprendre les mots de l’introduction du vadémécum de mai 2024 « Mettre en place les groupes de besoins »).
Mais depuis, la diffusion des analyses de la recherche, diffusion à laquelle le SNES-FSU par ses publications et son travail militant dans les instances et sur le terrain a largement contribué, a alerté l’opinion publique sur les ravages que le « Choc des savoirs » allait produire, notamment sur les élèves les plus fragiles. Dominique Lafontaine, professeure et présidente du Département en Sciences de l’Éducation et de l’unité de recherches EQUALE de l’université de Liège, s’appuyant sur les études internationales, contredit le raisonnement de Gabriel Attal : « les élèves forts ne pâtissent pas de la compagnie d’élèves moyens ou faibles ». Elle résume ainsi d’autres conclusions de ces études internationales : « Les différentes pratiques de regroupement homogène des élèves, qu’elles se fondent sur les aptitudes ou l’origine sociale, vont de pair avec de moins bonnes performances moyennes des systèmes éducatifs et accentuent, dans les disciplines considérées comme majeures par l’institution scolaire, les différences de performance entre les élèves faibles et les élèves forts. » Autrement dit la recherche s’accorde sur le fait que l’organisation en groupes de niveau sera clairement contreproductive et que « ces pratiques accentuent le poids du milieu familial sur les performances scolaires et accroissent donc les inégalités en fonction de l’origine sociale. »
La « grande » illusion de la flexibilité et des attendus communs
C’est là que le changement de vocabulaire a commencé à s’opérer : le glissement des groupes de niveaux vers les « groupes de besoin » s’est doublé de l’ajout de l’adjectif « flexibles » pour qualifier les groupes à déterminer.
Dans l’arrêté du 15 mars 2024, portant sur l’organisation des enseignements en collège, on lit même que cette flexibilité serait garantie par la possibilité, pendant une à dix semaines par an, de regrouper, en mathématiques et en français, les élèves selon leur classe de référence. La note de service du 18 mars 2024 et le vadémécum de mai 2024 précisent que ces temps en classe entière permettraient de tester à nouveau les élèves avant de les répartir dans de nouveaux groupes, en fonction des résultats obtenus à ces évaluations communes. Le gouvernement fait tout pour donner l’illusion qu’il n’y aura pas de tri discriminatoire entre les élèves qui leur assignerait un destin scolaire définitif.
Le vadémécum « Mettre en place les groupes de besoin au collège » mentionne plusieurs études censées cautionner ce dispositif, parmi lesquelles la contribution de Dominique Lafontaine sur la différenciation pédagogique que nous avons citée plus haut. La lecture attentive du texte de cette chercheuse conduit à déceler un nouvel exemple de malhonnêteté intellectuelle de la part du ministère.
La chercheuse reprend les mots de Louis Legrand pour rappeler qu’il y a deux manières de différencier l’enseignement, et donc de prendre en compte la « réalité individuelle de l’élève » : ou on fixe des objectifs différents à certain·es et on « adapte l’enseignement à la destination sociale et professionnelle » de ces élèves ; « ou bien, un objectif commun étant défini et affiché, il convient de prendre en compte la diversité individuelle pour y conduire ». Dans la note de service, comme dans le vadémécum, le ministère affirme que les attendus sont communs pour l’ensemble des élèves. Mais tout exemple de mise en œuvre concrète montre le contraire : on voit alors que le ministère pousse à réserver à celles et ceux que l’on estime en difficulté des objectifs différents, plus modestes et mécanistes que pour les autres. Ainsi est-il écrit dans la note de service du 18 mars 2024 que « le professeur en charge des élèves qui rencontrent des difficultés en lecture au sein d’un groupe à effectif réduit peut ainsi prévoir des séances de fluence et d’autres dédiées à l’apprentissage des stratégies de lecture à partir de l’œuvre d’Homère ». De même, dans les exemples de mises en œuvre donnés dans le vadémécum, on lit que dans le cadre des rédactions, on fixera pour les élèves « à besoins » l’objectif de « travailler le toilettage des écrits par étapes » alors que pour les autres, il s’agira de développer l’enrichissement d’un premier jet (idées, composition, lexique, images, syntaxe, orthographe…). Autrement dit on apprendrait aux élèves plus faibles à élaguer, à épouiller, à corriger les erreurs, donc à réduire leurs productions écrites dont on met en avant les défauts, alors que pour les autres on apprend à enrichir, à ajouter, à préciser dans une dynamique pleinement positive.
Les « besoins » mis en évidence ne vont malheureusement pas conduire à un renforcement de l’enseignement ou un détour didactique pour que les élèves rencontrant des difficultés atteignent les mêmes objectifs que les élèves plus à l’aise. Cela nécessiterait notamment des moyens supplémentaires que le gouvernement ne veut pas accorder.
Derrière un vocabulaire trompeusement rassurant, se cache donc un projet de sélection précoce des élèves avec une adaptation des objectifs visés en fonction de leur niveau estimé dès leur entrée au collège, et avant même !
C’est aussi une transformation radicale du métier de professeur·e qu’entend mener le gouvernement : cette réforme n’est pas seulement organisationnelle, elle vise à imposer aux professeur·es, dans leur pratique professionnelle, une mise au pas à tous les niveaux (méthodes pédagogiques employées, progressions et évaluations standardisées, manuels labellisés, organisation professionnelle prédéterminée…)
1Note de service du 15 mars 2024 « Choc des savoirs, une nouvelle ambition pour le collège », Introduction du vadémécum « Mettre en place les groupes de besoin » de mai 2024