La logique des compétences qui s’est imposée, dans la champ éducatif après le monde du travail, fait l’objet de débats toujours vifs sur les modèles qu’elle véhicule. Son arrivée dans le champ de l’orientation, depuis 2004, s’est accélérée en 2022 par la publication d’un référentiel supposé permettre aux enseignants d’évaluer l’acquisition de ces « compétences à s’orienter » des élèves. La préparation d’autres référentiels pour le collège et l’enseignement supérieur est en cours.
Pourtant, l’approche par les compétences ne fait pas consensus sur le plan scientifique.
Déjà en 1994, G. De Montmollin [1] exprimait ses doutes : « Les compétences n’existent pas, mais ne sont que des constructions hypothétiques et pratiques faites par l’analyste ».
Aptitudes ? Savoir-faire ? Capacités ? Ces termes sont souvent à tort, utilisés de manière interchangeable. Pour d’autres chercheurs, une compétence correspond à la mobilisation de différentes ressources, mais dans une situation précise et ne peut être appréhendée a priori.
Plusieurs critiques ont été faites de ces usages dans la champ de l’éducation [2].
Elles concernent le mélange du niveau des compétences regroupées dans une même catégorie, la confusion entre les processus mobilisés et les résultats obtenus. De plus, il est fait peu de cas des spécificités des situations et des marges d’interprétations de sujets différents. Enfin, la responsabilité de l’acquisition et du maintien de ces compétences est transférée sur l’individu.
Le référentiel des compétences à s’orienter comporte-t-il les mêmes travers ?
On peut noter que l’avènement de ce référentiel de compétences à s’orienter ne provient pas de l’avancée des recherches en psychologie ou sociologie, mais d’une volonté politique et idéologique. C’est la résolution européenne de 2008 qui la définit et qui incite les pays de l’UE à se doter de référentiels.
Il s’agit en effet d’aider les équipes à identifier les compétences mobilisées par leurs élèves face aux situations d’orientation et à mettre en œuvre des démarches pédagogiques pour en favoriser le développement.
Une notion contestable du point de vue psychologique.
Les concepts issus des travaux en psychologie ne sont pas évoqués par les auteurs du référentiel. Ainsi, par exemple, la locution « connaissance de soi » continue à être employée alors que la psychologie sociale [3] lui préfère celle de « conception de soi » plus dynamique et plurielle.
Pour répondre à ces critiques, certains auteurs [4] avancent qu’il faudrait « pouvoir rassembler toute la littérature scientifique sur le sujet pour aboutir à une vision globale et unifiée des compétences à s’orienter ». Pourtant, malgré l’absence de telles données, des référentiels sont créés et le MENJ demande aux enseignants d’évaluer une notion floue, sans consensus scientifique, mais portée par la doxa dominante en matière d’orientation !
L’examen des différentes parties et items du référentiel montre que les mêmes travers dénoncés par les pédagogues s’y retrouvent.
- Le mélange de compétences de niveau très différent : on passe de compétences très pratiques comme « savoir gérer sa mobilité » à des compétences plus larges et complexes comme la capacité à « faire preuve de discernement » ou à « écouter les conseils » dans les mêmes catégories.
- La focalisation sur les objectifs au détriment des processus : l’évolution des représentations et des stéréotypes est mise sur le même plan que la capacité à rechercher et traiter de l’information. Or, les psychologues savent que la déconstruction des stéréotypes et des croyances suppose une remise en cause des rapports au monde, à soi et aux autres, que les élèves ne sont pas nécessairement prêts à opérer, car ces différents rapports sont issus des pratiques sociales et familiales de leur milieu. Pour autant, ces biais ne sont jamais évoqués.
- La responsabilisation de l’élève qui doit, non seulement être capable de vérifier la fiabilité de ses sources, alors que c’est une mission de l’École, mais aussi devenir un expert de son propre fonctionnement psychologique. Il doit être capable de « développer un regard éclairé sur l’évaluation de ses propres compétences », « identifier ses propres contradictions et paradoxes », développer « un regard éclairé sur les méthodes d’exploration de la connaissance de soi », « vérifier la fiabilité des méthodes et les enjeux et limites de la transférabilité des compétences » et « savoir combiner différentes méthodes de connaissance de soi ». Une véritable posture de chercheur, en « expertise de soi » alors que sont passés sous silence les différents usages du rapport à soi, construits selon les différents milieux sociaux et en fonction des genres. Quelles catégories d’élèves vont adhérer spontanément à cette posture réflexive de « décryptage de soi » mais également d’experts en méthodes de « connaissance de soi » ? Quels élèves considèreront que ce que l’on dit sur soi est plus important que ce que l’on fait ? Implicitement, c’est un modèle normatif de ce que devrait être le bon rapport à soi qui transparaît, valorisant les facteurs explicatifs internes d’un comportement au détriment des facteurs sociaux et environnementaux.[5]
- Sous couvert « d’autorisation à rêver » les différents items visent à apprendre à l’élève à être réaliste, à prévoir tous les obstacles qui pourraient survenir, à entrer dans une logique d’ajustements de profils et à réduire les imprévus. Logique rationnelle mais qui oublie complètement les biais sociaux qui conduisent les jeunes de milieu populaire à se focaliser sur les obstacles et à résultats égaux, à renoncer le plus souvent à leurs projets. Logique rationnelle mais qui ignore délibérément les affects et la part du sujet.
- On pourrait aussi interroger cette position idéologiquement marquée, visant à faire entrer les élèves dans le vocabulaire des compétences pour se décrire et à entrer dans une logique de réseaux pour pouvoir faire partie des « méritants ».
Des visées idéologiques problématiques !
Au-delà des critiques que l’on peut porter sur la description de processus qui ne concernent qu’un individu abstrait, universel et uniquement rationnel, les objectifs de cette entreprise éclairent sur les enjeux.
Ce référentiel de compétences à s’orienter tout au long de la vie s’inscrit dans le programme Avenir (2022-2032), décidé par le gouvernement pour un investissement de 30 millions d’euros, qui associe le ministère du travail, le MENJ et le MESRI, Régions de France, le MEDEF, la CPME et l’ONISEP.
« Il est présenté comme pouvant devenir un fil rouge pour les jeunes, avec une possibilité de s’inscrire dans le long terme, de garder la mémoire de ce que l’on a fait, et d’en faire un usage quasi obligatoire. »[6]. Mais surtout, il est prévu d’articuler ces référentiels avec le nouveau ROME 4.0 présenté par Pôle emploi début 2023 et avec le passeport de compétences du Ministère du travail !
Du port folio de compétences à s’orienter du MENJ vers le passeport de compétences de Pôle emploi [7] et celui du ministère de l’Enseignement supérieur en cours, une traçabilité sera assurée du collège à la vie professionnelle !
Un bon moyen de réduire les imprévus, de choisir le probable sur l’échiquier des positions sociales et de brider les possibilités d’émancipation de tous les jeunes quelle que soit leur origine sociale !
Destiné aux enseignants, non formés en psychologie, ignorant délibérément les biais sociaux et de genre dans les processus d’élaboration des projets d’avenir à l’adolescence, ce référentiel est une manière de séparer orientation et psychologie, d’accentuer les inégalités sociales et de contribuer à évincer les PsyEN EDO de l’École.
[1] M. De Montmollin (1994). La compétence dans le contexte du travail. In F. Minet, M. Parlier, & S. De Witte (Eds.), La compétence, mythe, construction ou réalité ? Paris : L’Harmattan, 39-44
[2] F. Chenu, M Crahay, D. Lafontaine. Par-delà l’approche par compétences: quelle place réserver aux savoirs, à leur enseignement et à leur évaluation? Éducation et formation N° 302 Décembre 2014
B. Rey (2012). Compétence et évaluation : une relation complexe. Conférence d’ouverture à deux voies (Even Loarer) du 24 e Colloque de l’Association pour le Développement des Méthodologies d’Évaluation en Éducation – L’évaluation des compétences en milieu scolaire et professionnel, 11-13 janvier, Luxembourg.
[3] D. Martinot (2001) Connaissance de soi et estime de soi : ingrédients pour la réussite scolaire? Revue des Sciences de l’Éducation 3 : vol 271
[4] L. Sovet (2019) développer les compétences à s’orienter t: https://www.researchgate.net/publication/33766988
[5] cf. les travaux sur les normes d’internalité de Gilibert – HDR
[6] Rapport d’information sur la mise en œuvre des conclusions du rapport d’information (n° 3232) du 22 juillet 2020 sur l’évaluation de l’accès à l’enseignement supérieur, par T. Cazenave et H. Davi, députés
[7] France Travail au 1er janvier 2024