Entretien publié dans l’US Mag n°850.

1- Peut-on aujourd’hui toujours se limiter à cette considération binaire entre d’un côté, les démocraties libérales fondées sur un solide État de droit et de l’autre, les dictatures reposant sur l’arbitraire ?

Depuis que Montesquieu, qui s’intéressait beaucoup à la Chine, a théorisé en 1748 la catégorie de « despotisme oriental » à partir des notions d’arbitraire et d’absence de droit, on a pensé les régimes autoritaires comme étant uniquement fondés sur la violence. Au cours du 20ème siècle, les travaux en science politique se sont désintéressés de l’étude des dictatures, à l’exception de l’Europe : la philosophe allemande Hannah Arendt a forgé la catégorie « totalitarisme » pour désigner l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne et, un peu plus tard, le politiste espagnol Juan Linz la catégorie de « régime autoritaire » pour désigner l’Espagne de Franco. Mais le reste du monde, le monde extra-occidental, restait le domaine réservé des anthropologues et parfois des historiens, qui ne s’intéressaient que marginalement à ces questions. Raymond Aron, par exemple, a écrit sur les régimes constitutionnels européens, les contrastant avec les régimes du reste du monde, ayant pour Constitutions de simples « fictions ». Il n’est alors pas étonnant qu’on ait peu étudié la manière dont les régimes autoritaires manient le droit pour construire leur légitimité, assoir la domination d’un parti politique au détriment de l’opposition, renforcer l’exécutif au détriment du parlement, restreindre certaines libertés pour en protéger d’autres, etc. Aujourd’hui, on se rend compte que ces mécanismes juridiques sont universels, en démocratie comme en régime autoritaire – c’est ce que j’ai montré dans mon livre « La Dictature, une antithèse de la démocratie ? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires » (Cavalier Bleu, 2nd éd. 2024). En particulier, on peut citer le mécanisme de l’état d’urgence qui est globalisé selon des modalités très similaires dans tous les pays quels que soient leurs caractéristiques, c’est le sujet de mon dernier livre, « Géopolitique de l’état d’exception : les mondialisations de l’état d’urgence » (Cavalier Bleu, 2024).

2- Vous évoquez une convergence entre régimes autoritaires et régimes démocratiques.  Pensez-vous que de plus en plus de régimes politiques se revendiquant libéraux restreignent les libertés individuelles ?

Le constat vaut évidemment pour la France. La loi SILT (Sécurité Intérieure et Lutte contre le terrorisme) du 30 octobre 2017 fait entrer dans le droit commun les mesures phares de l’état d’urgence : assignations à résidence, perquisitions administratives, périmètres de protection. Depuis la loi SILT, de nombreuses autres lois sont venues restreindre les libertés de réunion, d’association, de manifestation et d’expression, en particulier : la loi Sécurité Globale du 25 mai 2021, la loi Séparatisme du 24 août 2021, la loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement du 30 juillet 2021, la loi relative aux Jeux Olympiques du 19 mai 2023. Cette dernière loi teste des mesures de « prévention » des crimes non encore commis, grâce notamment à la vidéosurveillance algorithmique : des mécanismes expérimentés par Singapour, Israël ou la Chine avant nous.

3- Vous considérez d’ailleurs qu’en France les garde-fous de la Ve République sont trop faibles pour empêcher une dérive autoritaire. Justement, la Constitution de la Ve République peut-elle selon vous conjurer les tendances autoritaires ?

Notre Constitution est calquée sur la Constitution de la République de Weimar de 1919. C’est ce que Maurice Duverger a appelé le « régime semi-présidentiel », créant un déséquilibre entre un président élu au Suffrage Universel Direct, souvent dans un scrutin majoritaire à deux tours, disposant du pouvoir de dissolution de l’Assemblée sans que l’Assemblée n’ait le moyen de le renverser. Le Premier Ministre est certes responsable devant l’Assemblée – caractéristique du régime parlementaire – mais cette dernière étant la captive du Président, le mécanisme parlementaire de la motion de censure, est neutralisé. Elle crée un président très fort, à la tête d’un exécutif disposant de moyens constitutionnels pour gouverner sans l’Assemblée – en particulier l’article 49 alinéa 3, que l’on retrouve aussi dans la Constitution de Weimar mais qui n’existe pas dans les autres régimes semi-présidentiels, y compris celui qui, actuellement, nous ressemble le plus, à savoir la Russie. Par ailleurs, l’histoire a prouvé que le pouvoir donné au Président pour dissoudre l’Assemblée est dangereux, comme l’exemple de 1932-1933 en Allemagne le prouve, une année faite d’une succession de dissolutions visant à éliminer la gauche en appelant à faire barrage avec le centre contre le NSDAP. Quant au Conseil Constitutionnel, il ne joue pas pleinement son rôle –censé être le gardien des libertés lorsque ces dernières sont mises en péril, particulièrement en période d’état d’urgence, il n’ a que très peu censuré les mesures liberticides des états d’urgence successifs ou des lois les faisant entrer dans le droit commun.

4- Le président de la République est contraint par la Constitution. En quoi le passage au quinquennat a t-il changé la donne ?

Le septennat nous vient de la IIIème République – l’idée était alors d’attendre une restauration monarchique, après la défaite de Sedan et l’abdication de Napoléon III. D’où l’idée d’un septennat, d’abord consacré dans la loi constitutionnelle de 1873 puis dans l’amendement Wallon de 1875, suffisamment long et déconnecté du mandat parlementaire pour pouvoir faire du Président un possible monarque le cas échéant. Le passage au quinquennat en 2000, à l’issue d’un référendum – le seul référendum jamais utilisé pour réviser la Constitution en vertu de l’article 89 –  n’a pas transformé notre régime en régime parlementaire, comme c’en était initialement l’une des justifications. L’inversion du calendrier électoral – passer les législatives après la présidentielle et dans son sillage – a encore davantage neutralisé cette réforme. Pour que la Vème République soit vraiment parlementaire, il faudrait supprimer les pouvoirs propres du Président de la République, en particulier son pouvoir de dissolution, mais aussi sa présidence du Conseil des Ministres, et, là où le bât blesse, son élection au suffrage universel direct.

5- A la suite de la dissolution et de la longue période sans gouvernement certains parlent de confiscation démocratique. Que dit- la constitution ?

La Constitution ne dit rien : selon l’article 8, le Président nomme le Premier Ministre. Aucune condition n’est mentionnée – il n’est pas requis que le Premier Ministre soit un parlementaire, ni même qu’il ait une expérience quelconque de la politique, et encore moins qu’il vienne d’un parti en particulier. La seule contrainte pour le Président est d’éviter la motion de censure : il choisit donc, même si rien ne l’y oblige en droit, une personne ne recueillant pas une majorité contre lui, soit 289 députés. Par ailleurs, la Constitution ne fixe pas non plus de délai pour nommer un Premier Ministre. En cette matière, tout n’est que convention – le problème avec les conventions, c’est qu’elles sont encore plus souples que le droit écrit qui, lui aussi, est sujet à interprétation. Selon l’article 5 de la Constitution, c’est le Président qui est l’interprète de la Constitution.

6- En quoi la nomination de Michel Barnier, issu d’un parti très minoritaire à l’Assemblée nationale peut-elle être perçue comme un déni de démocratie ?

Cette nomination n’est pas contraire à la lettre de la Constitution ni même, dans une certaine mesure, à l’esprit de la Constitution. Mais tout ce qui est constitutionnel n’est pas démocratique, contrairement à ce qu’en avait dit Madame Élisabeth Borne au sujet de la réforme des retraites. Il y a indéniablement une volonté de M. Emmanuel Macron de ne pas respecter le verdict des urnes, et d’interpréter la Constitution à son avantage, un mécanisme observé partout mais très saillant dans les démocraties dites illibérales. 

7- Les institutions politiques sont-elles toujours adaptées ?

Il semble urgent de prendre la mesure de la défiance à l’égard de la démocratie représentative qui semble grandir dans notre pays et pourrait ouvrir la voie à un régime encore moins démocratique, sauf à conjurer la crise de la démocratie représentative par plus de démocratie- directe, par exemple-. Il faut commencer à réfléchir collectivement à une nouvelle Constitution.

Eugénie Mérieau est l’autrice de nombreux ouvrages sur la démocratie notamment

Au travers d’une analyse historique, juridique et géopolitique, Eugénie Mérieau dessine les contours des mondialisations successives d’un état d’urgence d’abord pensé comme outil de gouvernance coloniale, explorant comment cette notion et sa pratique imposent une approche libérale-autoritaire de régulation des rapports de force aux échelles nationale, régionale et mondiale.

Au travers de la réfutation de vingt idées reçues sur la dictature ayant cours dans les domaines du droit, des relations inter­nationales ou encore de l’économie, l’auteure nous invite à refuser le discours manichéen dominant pour questionner, en miroir, le ­fonctionnement de nos démocraties libérales.


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