Cette opération, issue d’un circulaire interministérielle du 23 février 2022 https://www.legifrance.gouv.fr/circulaire/id/45298 concernant la formation des secouristes en santé mentale, vise à former en quelques jours seulement, principalement des CPE, des AED ou des enseignants, pour faire partie des équipes ressources dans les collèges et les lycées. Celles-ci comprennent les médecins, les infirmier.e.s , les assistant·e·s de service social et les psychologues de l’Éducation nationale.
Le dispositif consiste en un circuit d’alerte et de repérage des élèves en situation de souffrance ou de mal-être. Un questionnaire est censé détecter les « signaux faibles » qui pourraient amener chaque membre de la communauté éducative à signaler une situation à l’équipe-ressource.
“Protocoliser” et responsabiliser au bénéfice de qui ?
S’il n’est pas question ici de mettre en cause l’importance du suivi et de la veille active qui doit entourer les élèves, le protocole ne fait que formaliser des modalités de travail que les équipes d’établissement se sont données depuis longtemps et s’efforcent de maintenir malgré la pénurie en personnels. Issues bien souvent des GPDS (groupe de prévention du décrochage scolaire), des cellules de veille se sont en effet constituées et permettent les échanges réguliers sur les situations qui apparaissent problématiques, à partir des interrogations d’enseignants, de la vie scolaire, des observations du·de la PsyEN, de l’assistant·e de service social, de l’infimier·e ou du médecin.
Sur la base du questionnaire renseigné, le protocole formalise les signaux d’alerte qui doivent être adressés à l’équipe ressource. Il recommande de désigner un référent par établissement et pour tous les jours de la semaine, un responsable identifié pour traiter de la situation.
Mais au lieu de la formalisation d’un protocole et d’une logique assurantielle, pourquoi ne pas recruter davantage de personnels, notamment de PsyEN qui sont chargé·e·s dans leur texte statutaire [1] de « l’intervention auprès des élèves en situation de souffrance psychique » ? Ainsi, leur temps de présence serait plus conséquent dans les EPLE.
Pourquoi ne pas investir dans les centres médico-psychologiques (CMP), Centre médico-psycho-pédagogiques (CMPP), les Maisons des adolescents et dans les services publics au lieu de renvoyer systématiquement vers le secteur libéral ? Car la question de l’interprétation de cette grille de « signaux faibles » est complexe. S’agit-il d’une situation inquiétante nécessitant un contact urgent avec une structure de soins ou de manifestations à replacer dans le cadre de la singularité d’un développement psychologique perturbé par une situation particulière ?
Santé mentale, mal-être, troubles psychiques… de quoi parle-t-on ?
Si la période de l’adolescence est effectivement une période sensible, où le psychisme est profondément remanié, il ne faut pas en déduire pour autant qu’un ensemble de symptômes portant sur le sommeil, l’alimentation, la baisse des résultats scolaires, l’opposition à autrui serait nécessairement pathologique.
C’est là, que l’observation et le suivi par des professionnels formés et qualifiés prend tout son sens. Encore faudrait-il qu’ils·elles en aient le temps et que les équipes pluriprofessionnelles (PsyEN, AS, Inf., CPE) soient complètes !
Certes, la vigilance est de mise, car plusieurs indicateurs montrent que parmi les motifs de passage aux urgences chez les 11-17 ans, les idées suicidaires et des troubles de l’humeur restent plus élevées en 2023 qu’en 2021 et 2022. Mais l’enquête montre également le lien avec la période de rentrée scolaire et la diminution dans les semaines qui suivent.
L’emploi indifférencié des termes de santé mentale, mal-être et souffrance psychique pourrait ouvrir la porte à une assimilation rapide de difficultés psychologique ou de manifestations comportementales transitoires à des troubles mentaux relevant de la psychopathologie. Elle conduirait à se focaliser sur le repérage des adolescents jugés fragiles, pour une orientation vers des soins psychiques dont la rapidité n’est d’ailleurs pas garantie. De plus, ce serait faire abstraction des effets produits sur l’adolescent·e et sa famille, d’un adressage sans demande.
Une importation de la logique des risques psychosociaux dans l’École ?
Depuis 2017, les différentes réformes ont accentué la conception compétitive et « méritante » du droit à la scolarité. Elles ont impacté profondément les repères de métier des enseignants, les modalités de regroupement des élèves, de leur évaluation et de leurs chances de poursuivre des études. Dans ce contexte, les manifestations de mal-être des élèves se sont accrues. La COVID ne saurait en porter la seule responsabilité et le poids des crises économiques, sociales et environnementales sur la projection dans l’avenir est à prendre en compte.
Mais pour le MENJ, c’est la gestion psychologique des effets préoccupants de la transformation radicale des valeurs et des objectifs de la politique éducative qui devient une priorité.
N’est-on pas en train d’importer dans l’École la conception de la gestion des risques psychosociaux en milieu de travail ? Celle-ci consiste à mettre en regard une liste de détection des professionnels qui « perdent pied » et une « liste de signalants susceptibles d’alerter et d’activer un réseau de prise en charge ? »
Comme le souligne Y. CLOT,« cette tentation, nourrie de bonnes intentions, de contrôler à tout prix l’urgence, nous rapproche dangereusement d’un « despotisme compassionnel »[2]. Comme dans le monde du travail, où on ne change pas une organisation du travail, malgré ses effets délétères, poursuivre dans la voie d’une École du tri social suppose alors d’en traiter les résidus subjectifs individuels par un appel au bien être et un apprentissage de compétences psychosociales censées permettre la disparition des conflits et l’adaptation maximum aux normes en vigueur.
C’est aussi une manière de faire accepter en douceur l’assignation des enfants de milieu populaire à des places subalternes dans la division sociale du travail et à réduire leur accès à la formation et à la culture.
Dans son ouvrage « Le normal et le pathologique », G. CANGUILHEM définit la santé, non pas comme la différence à une norme statistique, ni comme un état, mais comme une capacité toujours ouverte d’adaptations et d’inventions en fonction des variations du milieu. Il écrit: « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence, et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. » (2002, p. 68)
N’est-ce pas avant tout ce dont devrait se préoccuper le MENJ ? Permettre aux élèves de donner un sens à leur scolarité, de gagner en pouvoir d’agir en s’appuyant sur les savoirs et la culture, de concevoir sa vie d’adulte comme un champ ouvert de possibles.
Les PsyEN ont aussi les compétences qui peuvent contribuer à créer un cadre éducatif contenant, rassurant et stimulant.
Il faudrait juste en faire le choix politique !
[1] Article 3 du décret du 1 février 2017 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000033968083
[2] Yves Clot, “Le métier comme opérateur de santé”, Bulletin de psychologie 2011/1 n°511, pages 31 à 38 https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2011-1.htm