Une facture exorbitante de 5 420,25 €, réclamée par EDF à un habitant de Bretagne, les exemples aberrants de rappel ou d’augmentation se sont multipliés ces derniers mois. Toutes les hausses n’atteignent pas de tels excès, mais tous les particuliers les subissent, d’une manière ou d’une autre, surtout depuis janvier avec la hausse des prix du gaz et de l’électricité, certes limitée à 15 %, mais supérieure à celle de 2022 (4 %).

Comment est-on arrivé à cette aberration : produire une électricité bon marché et la payer très cher ? Le secteur énergétique relevait d’un monopole naturel, beaucoup d’États ayant bâti, après guerre, un service public intégré, qui assurait la production, le transport et la distribution. Mais Bruxelles a voulu instaurer « un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif » au prétexte de « fournir de l’électricité au prix le plus bas possible » (Directive européenne 2009/72). Depuis, les prix de l’électricité, puis ceux du gaz libéralisés deux ans après, n’ont cessé d’augmenter ! La spéculation s’est emparée d’un marché européen désormais ouvert à la concurrence et symbolisé par la création d’une place boursière où s’échangent les mégawattheures.

Du gaz à l’électricité, le calcul infernal

Autre explication, le prix de l’électricité est fixé non pas en fonction du coût moyen de production, mais à partir d’un coût de production dit « marginal ». Ce mécanisme européen prévoit qu’un fournisseur faisant appel simultanément à trois centrales, dont les prix de ventes sont respectivement de 10, 20 et 50 € le MWh, paiera toute son électricité au prix fort, soit 50 €. Avec la reprise forte de l’activité économique post covid19, on assiste à un pic mondial de demande de gaz qui a fait augmenter le prix du gaz, entraînant mécaniquement celui de l’électricité. Combiné à l’arrêt de réacteurs nucléaires, au déficit des barrages à cause de la sécheresse et bien sûr avec la guerre en Ukraine qui a entraîné une nouvelle flambée des prix du gaz (multipliés par 10 en 2022), le marché s’est emballé, jusqu’à devenir irrationnel avec ce record à 1 130 € le mégawattheure en août 2022 (contre 85 en 2021).

L’État, l’autre gagnant

Corollaire de ce mécanisme infernal, un peu à l’image des prix des carburants, comme un tiers du coût provient des taxes, celles-ci ont augmenté proportionnellement au prix de l’électricité, gonflant un peu plus la facture. Pour juguler cette hausse exponentielle, deux États, l’Espagne et le Portugal, se sont affranchis du système européen, dans le cadre de la « dérogation ibérique », en décorrélant les prix de l’électricité et du gaz. Ces deux états ont plus précisément plafonné le prix du gaz utilisé dans les centrales électriques, ce qui, mécaniquement, a plafonné le prix de l’électricité. Résultat, des prix de l’électricité trois fois inférieurs. Mais cette dérogation temporaire est difficlement extensible à des pays très interconnectés comme la France. Alors d’autres États membres veulent a minima plafonner les prix de gros du gaz, mais l’Allemagne, pays le plus dépendant à cette énergie, rejette pour l’instant l’idée.

En France, l’État a alors tenté de limiter les effets de la hausse par le biais d’un « bouclier tarifaire ». Certes, la facture a augmenté dans des proportions moindres qu’en Belgique ou Royaume-Uni. Mais ces mesures d’urgence ont été très coûteuses pour la puissance publique, en plus de l’être pour les usagers. Les ménages, victimes collatérales des conséquences de ce choc énergétique,ont pris de plein fouet l’envolée des prix et la forte hausse des taxes locales. Cette crise tire en effet l’inflation dans la zone euro à son plus haut niveau depuis 2008 (10 % en janvier 2023) avec un impact important sur le pouvoir d’achat de la population. Selon l’INSEE, entre début 2021 et mi-2022, le revenu moyen disponible a baissé de 720 euros par rapport à 2020 sous l’effet, principalement, de la hausse des prix de l’énergie. Les ménages les plus modestes ont été plus fortement touchés, malgré le bouclier tarifaire.

D’autres ont dû supporter une très forte hausse des taxes locales, les collectivités territoriales n’étant pas concernées par le bouclier. Bref, de quoi disjoncter.

Friture sur la ligne

La situation d’EDF est devenue complexe. Sollicitée par l’État pour participer au bouclier tarifaire, largement pénalisée par la défaillance de son parc nucléaire, l’obligeant à racheter à prix d’or sur les marchés l’électricité manquante, empêtrée dans le fiasco de l’EPR de Flamanville, plombée par des opérations douteuses à l’international, cet été, une loi a acté une « nationalisation », consistant à une montée de l’État à 100 % du capital contre 84 % avant. Mais l’inquiétude d’un démantèlement à venir subsiste, alors que les objectifs de cette « nationalisation » restent pour le moins flous.

3 questions à Anne Debregas, Ingénieure de Recherche chez EDF

Quelles ont été les conséquences de l’ouverture des marchés ?

La concurrence imposée par l’Union Européenne a conduit à remplacer le monopole public d’EDF, unanimement reconnu pour son efficacité, par un système ultra complexe, opaque, incontrôlable, inefficace et injuste. La multitude de fournisseurs apparus pour justifier la concurrence ne produisent pas, ne stockent pas, ne livrent pas une électricité identique pour tous. Ils ne sont que des intermédiaires financiers et commerciaux coûteux, sans plus-value pour le système.

Le bilan de l’ouverture des marchés est sans appel : au lieu d’un tarif réglementé simple, lisible et équitable qui s’appliquait à tous les consommateurs, ils doivent maintenant « choisir » entre des offres de marché incompréhensibles, très variables, portées par des fournisseurs usant d’un « recours massif à la pratique commerciale agressive et trompeuse » selon des associations de consommateurs. Même le tarif réglementé qui subsiste pour les petits consommateurs dépend maintenant du prix de marché ! La déconnexion entre prix et coûts de production a entraîné une succession de crises, mettant en difficulté soit les consommateurs soit les producteurs. Depuis 2021, les factures ont littéralement explosé sans rapport avec l’évolution des coûts, forçant l’État à intervenir par des mesures d’urgence coûteuses, complexes et largement insuffisantes. Si le « bouclier tarifaire » a limité la hausse des prix aux plus petits consommateurs, de nombreuses communes et entreprises ont vu leur facture multipliée par 3, 4 voire 10, provoquant faillites, risque de délocalisation, menaces sur l’emploi, coupe dans les budgets d’investissement, d’aide aux associations ou de service public des collectivités locales, alimentation de l’inflation ….

Peut-on parler d’une augmentation de la précarité énergétique ? Quels sont en revanche les « profiteurs » de cette crise ?

Alors que 12 millions de Français vivent dans des passoires thermiques et/ou n’ont pas les moyens de se chauffer correctement, la crise a empiré la précarité énergétique. À l’inverse, les fournisseurs spéculent sur les failles du système. Les grands énergéticiens ont battu en 2021 et 2022 des records de bénéfices, largement reversés aux actionnaires, à l’image de TotalEnergie et Engie (ex GDF-Suez), ce dernier revendant par exemple à prix d’or l’électricité des barrages construits par la puissance publique. Côté production, les investisseurs privés se font progressivement une place sur des installations pourtant stratégiques et très lucratives, notamment dans le solaire et l’éolien, ou l’hydraulique.

Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de cette crise ?

Alors qu’une réforme du marché de l’électricité se négocie au niveau européen, le débat reste cadenassé, se limitant à la forme de nouvelles  rustines à apposer à un marché fondamentalement inadapté à l’électricité. Revenir à un monopole public pour exploiter le parc de production national et facturer les consommateurs sur la base des coûts, en supprimer les fournisseurs en concurrence, serait de loin la solution la plus simple, juste et efficace. Cette proposition ne remettrait en cause ni les choix des autres pays, ni l’organisation des échanges avec eux via le marché. Mais elle est systématiquement rejetée sur la base de mensonges grossiers, comme un prétendu risque de coupure. Il est temps qu’elle puisse enfin être débattue.


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